De l’instinct grégaire du petit Cromagnon : pédagogie appliquée

http://data.abuledu.org/URI/50eb1ec9

“Maîtresse, je peux aller boire?
Oui, vas-y.”

Que n’ai-je pas dit… Voilà la boîte de Pandore ouverte.

Moi aussi!
Moi aussi!
Moi aussi!

Ça marche aussi pour aller se moucher, faire pipi, faire un câlin à la maîtresse ou tester une ânerie à laquelle on ne pensait pas deux secondes plus tôt. L’instinct grégaire des enfants est comme une lame de fond à laquelle aucune consigne ne résiste. C’est plus fort qu’eux, il faut faire comme le copain. Voilà comment on se retrouve avec dix enfants en classe (et 21 aux toilettes, oui Madame, un instant d’inattention et la magie du pipi collectif s’est emparée de la meute).

Je me suis arraché les cheveux.
J’ai crié, tempêté, puni, répété les consignes.
J’ai hurlé “Non, tu n’as qu’à faire pipi dans ta culotte!”, l’écume aux lèvres et le lance-flammes dans les yeux.

Rien.

Au fil du temps, après avoir maîtrisé certains basiques comme les progressions, le cahier-journal, la fiche de prép et l’inspecteur,  j’ai commencé à m’intéresser au fonctionnement du cerveau. J’ai lu quelques livres, dont ce petit essai sur les “neurotransmetteurs du bonheur” : Meet your happy chemicals. (Trouvé ici sur Tilékol, dans cette excellente suite d’articles). L’auteur y explique, en gros, que le fonctionnement grégaire était un mode de survie du mammifère primitif.  Quand un individu est exclu du groupe, il devient vulnérable. Son cerveau détecte le danger imminent et les surrénales sécrètent du cortisol, neurotransmetteur qui va provoquer une intense sensation d’inconfort, destinée à pousser l’individu à revenir dans le rang. Cette commande est enfouie au plus profond de notre cerveau et il ne sert à rien de lutter, dans un premier temps. (Après, par contre, il est fortement conseillé de lutter, mais c’est une autre histoire).

J’ai donc décidé, pour ma propre survie mentale, d’utiliser cet horripilant instinct grégaire pour en faire un outil d’apprentissage. Si leurs neurotransmetteurs peuvent les conditionner à se moucher de concert, ils peuvent les aider à apprendre ensemble.

Il y a là une affreuse idée de “conditionnement”, me direz-vous.
Hou, vilain, pas beau!
Eh bien, là maintenant tout de suite, peu me chaut. (Parce qu’on ne dit pas “je m’en fous”).
Je n’ai pas inventé le fil à couper le beurre. La pédagogie Montessori, pour ne citer qu’elle,  s’appuie sur cette émulation de groupe. Mais moi, je comprends mieux quand j’arrive à visionner une petite molécule qui fait son travail dans son réseau de neurones. Que voulez-vous, on a la cervelle qu’on mérite.

Revenons donc à nos moutons, dit Panurge.
Voilà quatre exemples concrets de pédagogie moléculaire. (Haha!)

1- Exit les cahiers de brevets individuels. Place aux tableaux collectifs. Quand un enfant a terminé un atelier, il va faire une petite croix dans la bonne case. Quand il a fini une ligne de petites croix, il a une carte de félicitations. Quand il a une carte de félicitations, les neurotransmetteurs du voisin s’affolent. Il va à son tour mettre la gomme pour avoir sa petite carte. Dans l’intervalle, les deux ont acquis une compétence. Ce monsieur l’explique mieux que moi. Mes tableaux sont plus simples, sur des feuilles A3.

2- Au mur également, les tableaux de réussites. “Je sais attacher mes lacets”, “Je sais mettre mes gants tout seul”, etc. Quand un enfant a réussi, il peut coller sa photo sur le tableau. Les neurotransmetteurs du voisin s’affolent…  Non, pardon. Formulons autrement : Ceci va créer une émulation et encourager les autres enfants à s’entrainer, afin d’avoir à leur tour leur photo sur le tableau. (C’est mieux?)

3- Le troisième exemple est né des possibilités de mon téléphone portable. Quand un enfant a terminé un atelier de manipulation et qu’il en est particulièrement fier, je le prends en photo avec son atelier et j’envoie la photo par mail à ses parents. Comme évidemment, TOUS les enfants veulent être pris en photo, j’ai gagné un bon groupe classe particulièrement pugnace. Rien ne leur résiste, pas même certains ateliers que j’ai achetés par erreur et qui sont destinés à des enfants plus âgés.

4- Le quatrième exemple nécessite une tablette.
Un petit groupe d’enfants ramait pour écrire A en cursive. Nous avons fait ensemble un livre en utilisant Book Creator. Chaque enfant s’est entraîné à écrire A sur l’ardoise. Je les ai pris en photo, puis ils ont écrit  A sur la tablette et nous avons enregistré les applaudissements et les encouragements des autres. Il y a une page par enfant. Ils se sont accrochés comme jamais pour réussir leur page et ils rayonnaient de fierté. Alors bien sûr, on peut faire plus simple et tout le monde n’a pas de tablette en classe (je précise qu’il s’agit de ma tablette, achetée avec mes sous). Il se trouve que j’aime la technologie et que je me suis régalée à réaliser ce petit livre. Mais rien n’empêche d’inventer la même chose avec d’autres moyens, tant que l’idée d’émulation est là.

La vidéo est là:

Et vous, quelles sont vos astuces pour transformer l’instinct grégaire en outil d’apprentissage?

Le crayon, le tapis et la colère

La-belle-au-bois-dormant
La Belle au Bois Dormant, Elodie Fondacci et Eric Puybaret, éditions Gautier Languereau, 2011.

Cet après-midi, nous avons écouté La Belle au Bois Dormant, un bel album lu par Elodie Fondacci sur la musique de Tchaikovsky.

De retour en classe – parce que le lecteur CD de la classe étant explosé, nous écoutons les CD en salle de motricité – j’ai demandé aux enfants de dessiner un moment de l’histoire qui fait peur. Ils avaient quinze minutes, repère sur l’horloge à l’appui. Si on a fini avant, on reste à sa place et on cherche des idées pour enrichir son dessin.

S. se met au travail à contrecoeur. Il avait d’autres projets. Il revient au bout de deux minutes avec sa feuille, sur laquelle on distingue deux silhouettes au crayon.

“J’ai fini!

– Comment ça, tu as fini? Tu ne peux pas avoir fini avant que la grande aiguille n’arrive sur 6. Retourne chercher des idées pour améliorer ton dessin”.

Il y retourne en pestant qu’il n’aura jamais le temps de répéter pour le spectacle qu’il veut présenter à la classe avec ses copains. S. a toujours un projet en cours à présenter à la classe – avec ses copains. Il se met à zébrer sa feuille de grands traits rouges.

“Attention S. , si tu abîmes ton dessin exprès, je mets la feuille à la poubelle et tu recommences”.

Il me lance un regard pyromane et retourne à son dessin. Je vois littéralement la colère passer de son cerveau à la pointe du crayon. Il dessine avec rage et peu à peu, ses yeux se concentrent, ses sourcils se froncent, il s’absorbe dans sa tâche. Les couleurs envahissent la feuille et je résiste à la tentation de m’approcher.

A la fin du temps imparti, il vient poser son oeuvre devant moi, me regarde de biais et marmonne: “C’est pour toi”.

Sous les pieds de ses deux personnages s’étale un magnifique tapis rouge, vert et violet. Les traits rouges passent avec application sous le vert et ressortent de l’autre côté, dans un impeccable prolongement. La colère, elle est sur la feuille.

” C’est magnifique. Vraiment. Tu veux raconter à la classe ce qui s’est passé avec ce dessin?”

Il acquiesce. La silence est immédiat. S. fait partie de ces personnes que tout le monde veut écouter, même quand elles ont cinq ans.

” J’étais très en colère et je voulais gribouiller mon dessin. Mais quand tu as dit que tu allais le mettre à la poubelle, j’ai cherché une idée pour transformer le gribouillage. Je l’ai transformé en tapis. J’ai mis toute ma colère dans le tapis, et maintenant je ne suis plus en colère”.

Puis, avec son sourire de fripouille fière : “Je peux l’accrocher au tableau?”

J’aime ce (sale) gosse.